CHAPITRE VINGT ET UN
À : awiggin%Gange@LigueCol.adm/voy
De : hgraff%listeret@ficom.adm
Sujet : Bon retour dans l’univers humain
Mes condoléances, bien sûr, à l’occasion du décès de tes parents. Mais je tiens d’eux que vous avez correspondu ensemble à votre plus grande satisfaction mutuelle avant leur mort. La perte de ton frère a dû te surprendre davantage. Il était jeune, mais son cœur a lâché. Ne prête pas attention aux rumeurs imbéciles qui courent toujours à la mort des grands. J’ai vu l’autopsie, et Peter avait un cœur fragile malgré son mode de vie très sain. Ce fut rapide : un caillot qui l’a tué dans son sommeil. Il est mort à l’apogée de son pouvoir et de ses capacités. Ce n’est pas une mauvaise fin. J’espère que tu liras l’excellent essai sur sa vie rédigé prétendument par l’auteur de La Reine. Il s’intitule L’Hégémon, et je l’ai joint à ce courrier.
Il m’est arrivé une chose intéressante pendant que tu étais en stase entre Shakespeare et Gange. Je me suis fait virer.
Voilà un événement que je n’avais pas prévu (crois-le : j’ai prévu bien peu dans ma longue vie ; j’ai survécu et mené des projets à terme parce que je m’adaptais vite), alors que j’aurais dû. Quand on passe dix mois par an en stase, il y a un effet secondaire. Vos subordonnés et vos supérieurs commencent à considérer vos réveils comme des intrusions. Ceux qui vous étaient férocement loyaux prennent leur retraite, poursuivent leur carrière ailleurs ou sont poussés vers la sortie. Bientôt, tout le monde autour de vous n’est loyal qu’à lui-même, sa carrière ou quelqu’un qui convoite votre poste.
Tout le monde me montrait tant d’égards dès que je me réveillais. On me rapportait que toutes les décisions que j’avais prises à mon précédent réveil avaient été exécutées – ou on m’expliquait pourquoi elles ne l’avaient pas été.
Depuis trois réveils, j’aurais dû remarquer que ces justifications devenaient douteuses, et que mes ordres n’étaient pas exécutés de manière efficace. J’aurais dû voir que la soupe bureaucratique dans laquelle je naviguais depuis tant d’années commençait à se figer autour de moi ; j’aurais dû voir que mes longues absences me condamnaient à l’impuissance.
Mais comme je ne m’amusais pas, je ne me suis pas rendu compte que mes mois de stase étaient en réalité des vacances. J’essayais de rester plus longtemps en poste en ne m’occupant pas des affaires. Depuis quand est-ce une bonne idée ?
C’était pure vanité, Ender. Cela ne pouvait pas marcher ; cela ne pouvait pas durer. Je me suis réveillé pour découvrir que mon nom n’ornait plus la porte de mon bureau. J’étais sur la liste des retraités de la F. I. – et avec une solde de colonel, par-dessus le marché. Quant à toucher une quelconque retraite du ministère de la Colonisation, c’était hors de question puisque je n’avais pas été mis en retraite mais licencié pour abandon de poste. Ils ont cité des années de réunions manquées pendant que j’étais en stase ; ils ont cité le fait que je n’avais pas demandé le moindre congé ; ils sont même remontés à cette vieille cour martiale pour prouver « un comportement négligent récurrent ». Donc… licencié pour faute, et réduit à vivre sur une demi-solde de colonel.
Je pense qu’ils ont réellement cru que j’avais réussi à m’enrichir en poste. Mais je n’ai jamais été ce genre de politicien.
Toutefois, je ne me soucie guère des questions matérielles. Je retourne sur Terre, où je suis encore propriétaire – je me suis bien assuré que les impôts étaient payés régulièrement. Je pourrai passer une retraite paisible sur un joli bout de terre dont je suis tombé amoureux et que j’ai acheté en Irlande à l’époque où je parcourais le monde à la recherche d’enfants à exploiter et potentiellement briser à l’École de guerre. Personne là-bas ne saura qui je suis – ou plutôt qui j’étais. J’ai survécu à mon infamie.
Il y a un inconvénient à la retraite, toutefois : je n’ai plus de privilèges de communication par ansible. Même cette lettre part avec une priorité si faible qu’il s’écoulera des années avant qu’elle soit transmise. Mais les ordinateurs n’oublient pas et ne sont pas susceptibles d’être mal utilisés par quelqu’un d’assez vindicatif pour vouloir m’empêcher de dire au revoir à de vieux amis. J’ai veillé à la sécurité du système, et les dirigeants de la F. I. et de l’OPLT comprennent qu’il est capital de maintenir l’indépendance des réseaux. Tu liras ce message quand tu sortiras toi-même de stase à ton arrivée à Gange, dans quatre ans.
J’écris avec deux objectifs en tête. D’abord, je veux que tu saches que je comprends la grande dette que le monde entier et moi-même avons envers toi, et que je m’en souviens. Il y a cinquante-sept ans, avant que tu ne partes pour Shakespeare, j’ai rassemblé les salaires que tu as touchés pendant la guerre (tous rétroactivement élevés au niveau dû à un amiral), les bonus financiers votés pour ton djish et toi pendant le premier accès de gratitude ainsi que ton salaire de gouverneur de Shakespeare, et je les ai placés sur six fonds communs à la réputation impeccable.
Ils seront continuellement surveillés par le meilleur logiciel que j’aie trouvé et qui, cela t’amusera peut-être, est basé sur le noyau du psycho-jeu (le jeu, comme on l’appelait tout simplement à l’École de guerre). La capacité de ce programme à se surveiller lui-même ainsi que toutes les sources de données et à se reprogrammer en réaction aux nouvelles informations en faisait à mes yeux le meilleur choix pour m’assurer que tes intérêts financiers étaient bien gardés. Un gestionnaire de patrimoine humain peut être incompétent ou tenté de détourner des fonds ; il peut aussi mourir, pour être remplacé par un autre pire encore.
Tu peux librement disposer des intérêts qui s’accumulent, sans payer d’impôts d’aucune sorte avant ta majorité – qui est désormais décomptée, puisque tant d’enfants voyagent, en ajoutant la durée subjective de voyage au temps réel écoulé entre les voyages, les jours passés en stase comptant pour rien. J’ai fait de mon mieux pour assurer ton avenir contre les vicissitudes du temps.
Ce qui m’amène à mon deuxième objectif. Je suis un vieil homme qui a cru pouvoir manipuler le temps et vivre assez pour voir tous ses projets se réaliser. D’une certaine façon, je suppose que c’est le cas. J’ai tiré bien des ficelles, et la plupart de mes pantins ont terminé leur danse. J’ai survécu à la plupart des gens que je connaissais et à tous mes amis.
À moins que tu ne sois mon ami. J’en suis venu à te considérer comme tel ; j’espère ne pas outrepasser mes droits, parce que ce que je t’offre maintenant, c’est un conseil d’ami.
En relisant le message où tu me demandais de t’envoyer à Gange, j’ai vu dans l’expression « raisons personnelles » la possibilité que tu envisages le vol spatial de la même façon que j’ai utilisé la stase : comme une façon de vivre plus longtemps. Dans ton cas, toutefois, tu ne cherches pas à voir tes projets se réaliser – je ne suis même pas sûr que tu en aies. Je crois plutôt que tu cherches à mettre des décennies, voire des siècles, entre toi et ton passé.
Je trouve ce plan assez malin, si tu comptes survivre à ta notoriété et vivre dans le calme et l’anonymat quelque part, te marier, avoir des enfants et rejoindre l’espèce humaine, mais au milieu de gens qui ne concevront même pas que leur voisin, Andrew Wiggin, puisse avoir le moindre lien avec le grand Ender Wiggin qui sauva le monde.
Mais je crains que tu n’essayes de t’éloigner d’autre chose. Je crains que tu ne penses pouvoir te cacher de ce que tu as fait (à ton insu), ces questions qui ont été exploitées lors de ma malheureuse cour martiale. Je crains que tu n’essayes de distancer la mort de Stilson, de Bonzo Madrid, de milliers d’humains et de milliards de Formiques dans la guerre que tu as si brillamment gagnée pour nous tous, en réussissant l’impossible.
Tu ne peux pas, Ender. Tu les portes en toi. Ils resteront frais dans ton esprit longtemps après que le reste du monde aura oublié. Tu t’es défendu contre des enfants qui voulaient te démolir, et tu l’as fait de manière efficace ; sinon, aurais-tu été capable de tes grandes victoires ? Tu as défendu l’espèce humaine contre un ennemi muet qui a négligemment balayé des vies humaines en prenant ce qu’il voulait : notre monde, notre maison, nos réussites, l’avenir de la planète Terre. Je te rends hommage pour ce qui, de ton côté, te culpabilise. Je t’en prie, entends ma voix dans ta tête en plus de tes propres critiques. Efforce-toi de trouver un équilibre entre les deux.
Tu es celui que tu as toujours été : un homme qui prend ses responsabilités, qui prévoit les conséquences et agit pour protéger les autres et, oui, lui-même. Cet homme ne déposera pas facilement son fardeau.
Mais ne te sers pas du vol spatial comme d’une drogue pour trouver l’oubli. Je peux te dire d’expérience qu’une vie vécue sous forme de courtes visites à l’espèce humaine n’en est pas une. Nous ne sommes humains que lorsque nous appartenons à une communauté. Quand tu es arrivé à l’École de guerre, j’ai essayé de t’isoler, mais c’était impossible. Je t’ai entouré d’hostilité – tu as fait de la plupart de tes ennemis et rivaux des amis. Tu leur as librement enseigné tout ce que tu savais, et tu t’es consacré à des élèves en qui nous autres professeurs ne croyions plus. Certains ont fini par trouver l’excellence en eux-mêmes et ont accompli beaucoup. Tu faisais partie d’eux, ils t’ont porté en eux toute leur vie. Tu étais plus doué que nous pour notre travail.
Ton djish t’aimait, Ender, avec une dévotion que je ne pouvais qu’envier – j’ai eu beaucoup d’amis, mais jamais je n’ai connu la passion que ces enfants te portaient. Ils seraient morts pour toi, jusqu’au dernier. Parce qu’ils savaient que tu serais mort pour eux. Et d’après les rapports que j’ai reçus de la colonie de Shakespeare – de Sel Menach, d’Ix Tolo et ses fils Po et Abra, et des colons qui ne t’ont presque pas connu mais ont trouvé le village que tu avais préparé pour eux – je peux te dire que tu étais universellement aimé et respecté, et que tous te considéraient comme le meilleur membre de leur communauté, leur bienfaiteur et ami.
Je te le dis car je crains que la première leçon que je t’ai apprise ne soit celle que tu aies le mieux retenue : que tu es toujours seul, que personne ne t’aidera jamais, que tu es le seul à pouvoir faire ce qui est à faire. Je ne peux pas m’adresser aux recoins sombres de ton esprit, uniquement à la partie supérieure, consciente, qui m’a parlé et écrit de manière si éloquente toutes ces années. J’espère donc que tu entendras mon message et le transmettras à cette partie de toi qui ne le croira pas tout d’abord.
Tu es la personne la moins seule que j’aie jamais connue. Ton cœur a toujours inclus tous ceux qui te laissaient les aimer, et beaucoup qui s’y refusaient. Le point de rencontre de toutes les communautés que tu as formées était ton propre cœur. Ils savaient que tu les y portais, et cela les unissait aux autres. Pourtant, le don que tu leur as fait, nul n’a pu te le rendre, et je crains que ce ne soit parce que j’ai trop bien accompli mon œuvre maléfique et dressé un mur dans ton esprit qui t’empêche de savoir qui tu es et ce que tu es.
Cela m’écorche de voir que ce « Porte-parole des morts » avec ses bouquins ridicules exerce l’influence que, toi, tu méritais. Les gens sont en train d’en faire une religion – il y a des « porte-parole des morts » autoproclamés qui se permettent de prendre la parole aux funérailles pour dire « la vérité » sur le mort, une désacralisation atterrante ! Qui peut connaître la vérité sur quiconque ? J’ai laissé des instructions dans mon testament pour qu’aucun de ces poseurs ne soit autorisé à s’approcher de mes obsèques, si on se donne seulement la peine de m’en organiser. Tu as sauvé le monde et on ne t’a jamais laissé revenir chez toi. Ce charlatan invente une histoire bidon des Formiques puis rédige une apologie de ton frère Peter, et les gens en font une religion. L’espèce humaine est incompréhensible.
Tu as Valentine avec toi. Montre-lui cette lettre, et vois si elle ne confirme pas tout ce que j’ai dit sur ton compte. Je ne serai peut-être plus en vie quand tu liras ceci, mais beaucoup de ceux qui t’ont connu quand ils étaient élèves à l’École de guerre le sont encore, y compris l’essentiel de ton djish. Ils sont vieux, mais aucun ne t’a oublié. (Je corresponds encore avec Petra de temps à autre ; elle est deux fois veuve et demeure pourtant une âme incroyablement heureuse et optimiste. Elle garde le contact avec tous les autres.) Valentine, eux et moi pouvons tous attester que tu appartiens à l’espèce humaine plus profondément et plus pleinement que la plupart des gens ne pourraient l’imaginer.
Trouve le moyen d’y croire, et ne te cache pas de la vie dans les profondeurs obscures et insondables de l’espace relativiste.
J’ai accompli beaucoup dans ma vie, mais ma plus grande réussite fut de te trouver, d’identifier ce que tu étais et de parvenir je ne sais comment à ne pas te briser avant que tu aies pu sauver le monde. J’aurais seulement voulu pouvoir te guérir ensuite. Mais il faudra que cela soit ta réussite – ou celle de Valentine, peut-être. À moins qu’elle ne vienne des enfants qu’il faut absolument que tu aies un jour.
Car c’est là mon plus grand regret personnel. Je ne me suis jamais marié, je n’ai jamais eu d’enfants. À la place, j’ai volé ceux des autres pour les former – pas les élever. Il est facile de dire qu’on peut adopter l’espèce entière pour enfants, mais ce n’est pas la même chose que de vivre dans une maison avec un enfant et de façonner tous ses actes pour l’aider à apprendre à être heureux, entier et bon. Ne vis pas sans jamais tenir d’enfant dans tes bras, sur tes genoux, chez toi, et sentir les bras d’un enfant autour de ton cou, entendre sa voix dans ton oreille et voir son sourire, qu’il te donne parce que tu l’as mis dans son cœur.
Je n’ai pas connu ces moments, parce que je n’ai pas traité de cette façon mes enfants kidnappés pour l’École de guerre. Je n’ai été le père de personne, par la naissance ou l’adoption. Marie-toi, Ender. Aie des enfants, adoptes-en ou empruntes-en – fais ce qu’il faut. Mais ne mène pas la même vie que moi.
J’ai fait de grandes choses mais, aujourd’hui, en fin de compte, je ne suis pas heureux. Je regrette de ne pas avoir laissé l’avenir s’occuper de lui-même. Au lieu de fuir en avant dans le temps, j’aurais dû m’arrêter, fonder une famille et mourir à mon heure, entouré d’enfants.
Tu vois comme je t’ouvre mon cœur ? D’une façon ou d’une autre, tu m’as aussi enrôlé dans ton djish.
Excuse le sentimentalisme d’un vieil homme. Quand tu auras mon âge, tu comprendras.
Je ne t’ai jamais traité comme un fils quand je t’avais en mon pouvoir, mais je t’ai aimé comme tel. Et dans cette lettre je t’ai parlé comme j’aime à penser que j’aurais pu parler aux fils que je n’ai jamais eus. Je te dis : Bon travail, Ender. Maintenant, sois heureux.
Hyrum Graff,
colonel de la F. I. en retraite.
Ender eut un choc en trouvant Valentine si changée quand il émergea de stase au terme du voyage.
« Je t’avais dit que je n’entrerais pas en stase avant d’avoir fini mon livre, dit-elle en voyant sa mine.
— Tu n’es pas restée éveillée tout le voyage ?
— Si. Il ne s’agissait pas d’un voyage où quarante ans s’écoulaient en deux ans comme le premier. Ce n’étaient que dix-huit ans en un peu plus de quatorze mois. »
Ender effectua un calcul rapide et constata qu’elle avait raison. L’accélération et la décélération prenaient toujours à peu près le même temps, et la longueur du voyage entre les deux déterminait la différence de temps subjectif.
« N’empêche, dit-il. Tu es une femme.
— Comme il est flatteur que tu le remarques. J’ai été déçue qu’aucun commandant de vaisseau colonial ne tombe amoureux de moi.
— La présence de la femme et de la famille du commandant Hong n’y est peut-être pas étrangère.
— Petit à petit, les gens comprennent qu’on n’est pas obligé de tout sacrifier pour voyager entre les étoiles, dit Valentine.
— L’arithmétique… J’ai toujours dix-sept ans, et toi presque vingt et un.
— J’ai vingt et un ans, répondit-elle. Considère-moi comme Tata Val.
— Hors de question. Tu as terminé ton livre ?
— J’ai rédigé une histoire de la colonie de Shakespeare jusqu’à l’époque de ton arrivée. Je n’aurais pas pu le faire si tu avais été éveillé.
— Parce que j’aurais insisté sur l’exactitude ?
— Parce que tu ne m’aurais pas accordé un accès complet à ta correspondance avec Kolmogorov.
— Mais ma correspondance est protégée par deux mots de passe.
— Oh, Ender, c’est à moi que tu parles, dit Valentine. Tu me croyais incapable de deviner “Stilson” et “Bonzo” ?
— Je n’ai pas utilisé leurs noms comme ça, tout nus.
— Pour moi, ils l’étaient, Ender. Tu crois que personne ne te comprend vraiment, mais je devine tes mots de passe. Ça fait de moi ta copine de mot de passe.
— Ça fait de toi une fouineuse. J’ai hâte de lire le livre.
— Ne t’en fais pas, je n’ai pas mentionné ton nom. Ses messages sont toujours cités comme “lettre à un ami”, avec la date.
— Comme tu es prévenante.
— Ne sois pas susceptible. Je ne t’ai pas vu depuis quatorze mois et tu m’as manqué. Ne me fais pas changer d’avis.
— Je t’ai vue hier, et depuis tu as espionné mes fichiers. Ne t’attends pas à ce que je fasse comme si de rien n’était. Qu’as-tu regardé d’autre ?
— Rien, répondit Valentine. Tu as verrouillé tes bagages. Je ne suis pas perceuse de coffres.
— Quand pourrai-je lire ton livre ?
— Quand tu l’achèteras et que tu le téléchargeras. Tu peux te permettre de payer.
— Je n’ai pas d’argent.
— Tu n’as pas encore lu le courrier de Graff. Il t’a assemblé une jolie pension et tu peux retirer dessus sans payer d’impôts jusqu’à ta majorité.
— Tu ne t’es donc pas limitée à ton sujet de recherche.
— Je ne peux pas savoir si une lettre contient des informations utiles avant de l’avoir lue, hein ?
— Tu as donc lu toutes les lettres écrites dans l’histoire de l’humanité en vue de rédiger ton livre ?
— Uniquement celles écrites depuis la fondation de la colonie I après la troisième guerre formique. » Elle l’embrassa sur la joue. « Bonjour, Ender. Bon retour dans le monde. »
Il secoua la tête. « Pas Ender, dit-il. Pas ici. Je suis Andrew.
— Ah. Pourquoi pas “Andy”, alors ? Ou bien “Drew” ?
— Andrew, répéta-t-il.
— Eh bien, tu aurais dû le dire au gouverneur, parce que sa lettre d’invitation est adressée à “Ender Wiggin”. »
Ender fronça les sourcils. « On ne se connaissait pas à l’École de guerre.
— J’imagine qu’elle estime te connaître, après avoir eu des démêlés si intimes avec la moitié de ton djish.
— Après que son armée s’est fait ratatiner par mon djish.
— C’est une forme d’intimité, non ? À la mode de Grant et Lee.
— Je suppose que Graff était obligé de la prévenir de mon arrivée.
— Ton nom figurait aussi sur le manifeste, et il mentionnait ton statut de gouverneur de Shakespeare jusqu’à la fin de ton mandat de deux ans. Cela limite le choix entre tous les Andrew Wiggin de l’espèce humaine.
— Es-tu descendue à la surface ?
— Non, personne n’est encore descendu. J’ai demandé au commandant de me laisser te réveiller pour que tu puisses prendre la première navette. Bien sûr, il était ravi de faire quelque chose pour le grand Ender Wiggin. Il est de cette génération-là – il se trouvait sur Éros quand tu as remporté la victoire finale. Il dit t’avoir croisé dans les couloirs plus d’une fois. »
Ender repensa à sa brève rencontre avec le commandant avant l’entrée en stase. « Je ne l’ai pas reconnu.
— Il ne s’attendait pas à ce que tu le reconnaisses. C’est un homme vraiment gentil. Bien plus compétent que Machin.
— Quincy Morgan.
— Je me rappelais son nom, Ender. Seulement, je n’avais envie ni de le dire ni de l’entendre. »
Ender se nettoya. La stase lui avait laissé une couche de crasse : sa peau semblait se craqueler quand il bougeait. Ça ne doit pas être bon pour la santé, se dit-il en l’éliminant vigoureusement, et sa peau protesta en lui causant de petites pointes de douleur. Mais Graff reste en stase dix mois par an et il se porte toujours bien.
Et il m’a assemblé une pension. Comme c’est gentil. Je ne vois pas Gange utiliser la monnaie de l’Hégémonie davantage que Shakespeare, mais une fois que le commerce interstellaire aura décollé, le dollar de l’OPLT commencera peut-être à prendre une certaine valeur ici.
Séché et habillé, Ender sortit ses bagages de l’espace de stockage et, dans l’intimité de la cabine verrouillée de Valentine, dont elle s’était poliment absentée, il ouvrit la valise contenant le cocon de la dernière reine de l’univers.
Il craignit un instant qu’elle ne soit morte pendant le voyage. Mais non. Après qu’il eut tenu le cocon dans ses mains nues quelques minutes, une image trembla dans son esprit. Ou plutôt une série d’images – le visage de centaines de reines, des milliers, en une succession si rapide qu’il ne put en retenir aucun. C’était comme si, au réveil – quand elle se « réinitialisait » -, tous les ancêtres de sa mémoire devaient faire une apparition dans son esprit avant de repasser en arrière-plan et de lui laisser le contrôle de son propre cerveau.
Ce qui s’ensuivit n’était pas une conversation – ce ne pouvait pas en être une. Mais quand Ender y repensa, elle lui apparut comme telle, dialogue compris. Un peu comme si son cerveau n’était pas conçu pour se rappeler ce qui s’était passé entre eux – le transfert direct de souvenirs mis en forme. À la place, il traduisait cet échange dans le mode de communication interactive normal de l’être humain.
« Est-ce ma nouvelle maison ? Vas-tu me laisser sortir ? » lui demanda-t-elle – ou plutôt, elle se montra émergeant du cocon dans l’air frais d’une grotte, et un sentiment interrogateur – ou une exigence ? – accompagna l’image.
« Trop tôt », répondit-il – et dans son esprit il y avait réellement des mots, ou du moins des idées transposables dans la langue. « Nul n’a encore rien oublié. Ils seraient terrifiés. Ils te tueraient dès qu’ils te découvriraient, toi ou l’un de tes enfants.
— Attendre encore, dit-elle. Attendre toujours.
— Oui, fit Ender. Je voyagerai aussi souvent que possible, aussi loin que possible. Cinq cents ans. Un millier d’années. J’ignore combien de temps s’écoulera avant que je puisse te faire sortir en toute sécurité, et où nous serons. »
Elle lui rappela qu’elle ne ressentait pas les effets relativistes du voyage spatial. « Nos esprits fonctionnent sur le principe de votre ansible. Nous sommes toujours connectés au temps réel de l’univers. » Pour cela, elle prit l’image d’horloges, tirée des souvenirs d’Ender. Sa propre métaphore du temps était le passage du soleil dans le ciel pour les jours, et son déplacement vers le nord puis le sud pour les années. Les reines n’avaient jamais eu besoin de subdiviser le temps en heures, minutes et secondes, parce qu’avec leurs propres enfants – les Formiques – tout était infiniment présent.
« Je suis navré que tu doives supporter toute la durée du voyage, dit Ender. Mais il vaut mieux que je reste en stase moi-même, de façon à demeurer jeune assez longtemps pour te trouver une maison. »
La stase – elle compara l’hibernation d’Ender à son état de nymphe. « Mais tu en ressors identique. Aucun changement.
— Nous autres humains ne changeons pas dans des cocons. Nous restons éveillés durant tout notre processus de maturation.
— Alors, pour toi, ce sommeil n’est pas une naissance.
— Non, répondit-il. C’est une mort temporaire. L’extinction, mais avec une étincelle qui continue de briller dans la cendre. Je ne rêve même pas.
— Je ne fais que rêver, dit-elle. Je rêve toute l’histoire de mon peuple. Il y a mes mères, mais elles sont désormais aussi mes sœurs, parce que je me rappelle avoir fait tout ce qu’elles ont fait. »
Cette fois, elle avait fait appel à l’image de Valentine et de Peter pour exprimer l’idée de « sœurs ». Et quand le visage de Peter apparut, il y avait de la peur et de la souffrance dans ce souvenir.
« Je ne le crains plus, dit Ender. Je ne le déteste plus non plus. Il s’est révélé un grand homme. »
Mais la reine ne le crut pas tout à fait. Elle tira de son esprit l’image du vieil homme lors de leurs conversations par ansible et la compara à celle de Peter enfant dans les souvenirs les plus anciens d’Ender. Trop différents pour être la même personne.
Et Ender ne pouvait pas le contester. Peter l’Hégémon n’était pas Peter le monstre. Peut-être ne l’avait-il jamais été. Peut-être les deux étaient-ils des illusions. Mais Peter le monstre était celui qui restait enfoui dans sa mémoire, et il avait peu de chances de réussir à l’en arracher.
Il replaça le cocon dans sa cachette, referma la valise puis la laissa sur la pile de bagages qu’on descendait à la surface.
Virlomi vint attendre la navette, et en quelques instants elle montra clairement que cette politesse n’était destinée qu’à Ender. Elle monta à bord pour lui parler.
Ender y vit un mauvais signe. Pendant qu’ils l’attendaient, il dit à Valentine : « Elle ne veut pas de moi ici. Elle veut que je retourne à bord du vaisseau.
— Attends de voir ce qu’elle veut, répondit sa sœur. Elle souhaite peut-être seulement connaître tes intentions. »
Quand elle entra, Virlomi paraissait beaucoup plus vieille que la gamine dont Ender avait vu le visage sur les vidéos de la guerre sino-indienne. Un an ou deux à ressasser sa défaite, puis seize à gouverner une colonie – voilà qui devait laisser des traces.
« Merci de me permettre de vous rencontrer si tôt, dit-elle.
— Vous nous flattez beaucoup, répondit Ender, en venant nous recevoir vous-même.
— Je devais vous voir avant que vous n’entriez dans la colonie. Je vous jure que je n’ai prévenu personne de votre arrivée.
— Je vous crois, dit Ender. Mais votre remarque semble impliquer que ma présence est connue.
— Non. Non, Dieu merci, personne n’en parle. »
Quel Dieu, se demanda Ender. À moins qu’avec sa réputation de déesse elle ne parlât d’elle-même ?
« Quand le colonel Graff – ou tout autre titre qu’il portait à l’époque, pour moi il sera toujours le colonel Graff… Quand il m’a dit qu’il vous avait demandé de venir, c’était parce qu’il anticipait des problèmes avec une mère et son fils en particulier.
— Nichelle et Randall Firth, dit Ender.
— Oui. Il se trouve que j’avais moi aussi remarqué qu’ils pourraient poser problème pendant la préparation à l’Ecole de guerre – ou Ellis Island, peu importe le nom qu’elle portait à ce stade. Je comprenais donc ses inquiétudes. Ce que j’ignorais, c’était la raison pour laquelle il pensait que vous étiez mieux placé que moi pour vous occuper d’eux.
— Je ne suis pas persuadé que c’était ce qu’il pensait. Il voulait peut-être simplement que vous ayez une personne ressource à solliciter, au cas où j’aurais des idées. Ont-ils posé problème ?
— La mère est une paranoïaque solitaire classique, répondit Virlomi. Mais elle travaillait dur et, si elle paraissait protectrice de son fils jusqu’à l’obsession, leur relation n’avait rien de pervers : elle n’a jamais essayé de le garder dans son lit, par exemple, et elle ne l’a plus baigné après l’enfance. Aucun des signes de danger. C’était un bébé minuscule. Presque comme un jouet. Mais il a marché et parlé vraiment très jeune. C’en était choquant.
— Et il est resté petit jusqu’à l’adolescence. Il a continué à grandir à un rythme normal, mais il ne s’est pas arrêté. J’imagine que ce doit être un géant, maintenant.
— Deux bons mètres de haut, et il n’a pas l’air de vouloir s’arrêter. Comment le savez-vous ?
— À cause de qui sont ses parents. »
Virlomi inspira brusquement. « Graff sait qui est le vrai père. Et il ne me l’a pas dit. Comment étais-je censée gérer cette situation s’il ne me donnait pas toutes les informations ?
— Pardonnez-moi de vous le rappeler, dit Ender, mais on ne vous faisait guère confiance, à l’époque.
— Non, dit-elle. Mais je me disais que s’il me faisait gouverneur, il me donnerait… Mais c’est du passé. »
Ender se demanda si, en effet, Graff appartenait au passé. Il ne figurait sur aucun des registres auxquels il pouvait accéder – mais lui-même n’avait plus de privilèges d’accès à l’ansible comparables à ceux dont il bénéficiait auparavant, en tant que nouveau gouverneur arrivant sur sa colonie. Il y avait des recherches complexes qu’on ne lui donnait tout simplement plus le temps d’entreprendre.
« Graff ne voulait pas vous laisser sans informations. Mais il me les a données en me laissant juge de ce que je pouvais vous révéler.
— Alors vous ne me faites pas confiance non plus ? »
Le ton était jovial, mais il masquait une certaine souffrance.
« Je ne vous connais pas, répondit Ender. Vous avez fait la guerre contre mes amis. Vous avez libéré votre pays de l’envahisseur, mais vous vous êtes ensuite transformée en envahisseur assoiffé de vengeance. Je ne sais pas quoi faire de ces informations. Laissez-moi prendre ma décision à mesure que j’apprendrai à vous connaître. »
Valentine s’exprima pour la première fois depuis les premières salutations.
« Que s’est-il passé qui vous a poussée à nous assurer que vous n’aviez annoncé l’arrivée d’Ender à personne ? »
Virlomi se tourna respectueusement vers elle. « Cela fait partie du long conflit entre Randall Firth et moi.
— N’est-ce pas encore un enfant ? »
Virlomi eut un rire amer. « Les élèves de l’École de guerre se disent-ils vraiment ce genre de choses ? »
Ender gloussa. « Apparemment, non. Depuis combien de temps ce conflit dure-t-il ?
— A douze ans, c’était un orateur si précoce que les vieux pionniers et les colons non indiens arrivés avec moi lui mangeaient dans la main. Au début, c’était leur mascotte savante. Maintenant, il s’approche davantage du meneur spirituel, d’un…
— Un Virlomi, dit Ender.
— Il s’est façonné une image équivalente à celle que les colons indiens ont de moi, oui. Je n’ai jamais prétendu être une déesse.
— Ne nous disputons pas pour ces vieilles histoires.
— Je veux juste que vous connaissiez la vérité.
— Non, Virlomi, intervint Valentine qui s’imposait, à en croire la mine de leur interlocutrice. Vous avez délibérément construit votre image de déesse, et quand on vous posait la question, vous répondiez par des démentis équivoques : “Depuis quand les déesses s’incarnent-elles ?” ou “Une déesse échouerait-elle si souvent ?” Et le plus trompeur et détestable de tous : “Qu’en pensez-vous ?” »
Virlomi soupira. « Vous n’avez aucune pitié.
— Si, répondit Valentine, j’en ai beaucoup. En revanche, je n’ai aucune éducation.
— Oui, dit Virlomi, il a appris en m’observant, en regardant comment je gère les Indiens, comment ils me vénèrent. Son groupe n’a ni religion ni traditions communes. Mais il en a bâti, notamment parce que tout le monde connaissait ce maudit bouquin, La Reine.
— En quoi est-il maudit ? s’étonna Ender.
— Parce que c’est un tissu de mensonges. Qui peut savoir ce que les reines pensaient, ressentaient, ce dont elles se souvenaient ou ce qu’elles ont essayé de faire ? Mais il a transformé les Formiques en figures tragiques dans l’esprit des imbéciles impressionnables qui ont mémorisé ce satané bouquin. »
Ender gloussa. « Malin, le garçon.
— Quoi ? fit Virlomi, l’air méfiante.
— Je suppose que vous me dites cela parce qu’il se prétend d’une façon ou d’une autre l’héritier des reines.
— Ce qui est parfaitement absurde parce que notre colonie est la première à ne pas avoir été fondée sur les ruines de la civilisation formique.
— Alors comment fait-il ? s’enquit Ender.
— Il prétend que la population indienne – quatre-vingts pour cent du total – ne cherche qu’à rétablir ici la culture exacte qu’elle avait sur Terre. Alors que lui et les autres sont ceux qui tentent de créer du neuf. Il a le culot d’appeler son petit mouvement les “Natifs de Gange”. Et selon lui, nous autres Indiens sommes comme les chacals qui ont colonisé les autres mondes, en exterminant les natifs pour leur voler tout ce qu’ils avaient créé.
— Et les gens marchent ?
— Bizarrement, pas tant que ça. La plupart des colons non indiens essayent de s’entendre avec nous.
— Mais certains le croient, dit Ender.
— Des millions.
— Il n’y a pas tant de colons, fit remarquer Valentine.
— Il ne s’adresse pas uniquement à la population locale, dit Virlomi. Il transmet ses écrits par ansible. Il y a des chapitres des Natifs de Gange dans la plupart des grandes villes terriennes. Même en Inde. Des millions, comme je vous le disais. »
Valentine soupira. « J’ai vu des références aux seuls “Natifs” sur les réseaux, et ça ne m’intéressait pas. C’est parti d’ici ?
— Ils considèrent La Reine comme leur livre saint, et les Formiques comme leurs ancêtres spirituels. Sur Terre, leur doctrine est à l’opposé de ce que Randall prêche ici. D’après eux, l’OPLT devrait être abolie parce qu’elle efface les cultures terriennes “natives” et “authentiques”. Ils refusent de s’exprimer en standard. Ils adhèrent ostensiblement à des religions locales.
— Alors qu’ici Randall condamne votre peuple pour ces mêmes pratiques, dit Ender. Parce que vous préservez votre culture terrienne.
— Oui. Mais il prétend que ce n’est pas incohérent, car la culture indienne n’a pas commencé ici. Il s’agit d’une nouvelle planète, et donc ses “Natifs de Gange” et lui créent la véritable culture native de ce monde au lieu de servir une copie réchauffée d’une vieille culture terrienne. »
Ender gloussa.
« Vous trouvez ça drôle, fit Virlomi.
— Pas du tout, répondit Ender. Je me dis que Graff était vraiment un génie. Pas aussi intelligent que les gamins qu’il formait à l’École de guerre, mais… alors que Randall n’était qu’un nourrisson dans les bras de sa mère, il savait déjà qu’ils poseraient des problèmes.
— Et il vous a envoyé me sauver, dit-elle.
— Je doute que vous ayez besoin qu’on vous sauve.
— Non, en effet. Je m’en suis déjà occupée. Je l’ai provoqué jusqu’à ce qu’il m’agresse chez moi. C’était enregistré ; nous avons déjà tenu le procès et nous l’avons condamné à l’exil. Il rentre sur Terre – en compagnie de tous les mécontents qui voudront se joindre à lui. »
Ender secoua la tête. « Et il ne vous est pas venu à l’esprit que c’est exactement ce qu’il attend de vous ?
— Bien sûr que si. Mais je m’en fiche, tant que je n’ai plus besoin de l’affronter. »
Ender soupira. « Évidemment que vous ne vous en fichez pas, Virlomi. S’il a déjà des adeptes là-bas et qu’il retourne sur Terre en tant qu’exilé de ce qu’il appelle son “monde d’origine”, alors vous venez de semer les germes de la chute de l’OPLT et du retour sur Terre de l’affreux chaos de guerre et de haine auquel Peter Wiggin a mis fin il y a si peu.
— Ce n’est pas mon problème, répondit Virlomi.
— Notre génération a quitté le pouvoir, dit Ender, à part dans quelques lointaines colonies. Peter est mort. Ses successeurs ne sont que de ternes exécutants. Croyez-vous qu’ils sauront faire face à ce Randall Firth ? »
Virlomi hésita. « Non.
— Et si on inocule sciemment à quelqu’un un virus qu’on le sait incapable de combattre, ne l’a-t-on pas assassiné ? »
Virlomi enfouit son visage dans ses mains. « Je sais, dit-elle. J’ai essayé de l’ignorer, mais je sais.
— Ce que je ne comprends toujours pas, intervint Valentine, c’est pourquoi vous avez commencé par nous assurer que vous n’aviez parlé à personne de la venue d’Ender. Quel rapport ? »
Virlomi releva les yeux. « Parce qu’au procès et depuis, il s’est servi de vous. Et il s’associe à son monstre de père. Celui qu’il croit être son père.
— Plus précisément ? insista Valentine.
— Il vous appelle “Ender le Xénocide”. Il dit que vous êtes le pire criminel de guerre de toute l’histoire, parce que vous êtes celui qui a massacré les populations natives de tous ces mondes pour que les voleurs puissent entrer leur prendre leurs maisons et leurs terres.
— Prévisible, commenta Ender.
— Et Peter est le “frère du Xénocide”, qui a tenté d’annihiler toutes les cultures natives de la Terre.
— Oh là là, fit Ender.
— Tandis qu’Achille de Flandres n’était pas un monstre – ce n’est que de la propagande du parti pro-xénocide. C’est le seul qui se soit dressé contre les plans diaboliques de Peter et d’Ender. Il a tenté de vous arrêter à l’Ecole de guerre, alors vos amis l’ont fait renvoyer et enfermer dans un asile d’aliénés sur Terre. Puis, quand il s’est échappé et a commencé à s’opposer à la menace de l’Hégémon qui risquait de devenir le dictateur mondial, l’usine à propagande de Peter s’est mise en route pour le salir. » Virlomi soupira. « Et voilà l’ironie. Au milieu de tout cela, il prétend m’honorer au plus haut point. En tant qu’héroïne qui s’est dressée contre le djish des xénocides – Han Tzu, Alaï, Petra, tous ceux qui ont servi avec vous.
— Et pourtant il vous a frappée.
— Il dit avoir été provoqué. Que c’était un coup monté. Qu’un homme de sa taille… s’il avait voulu me faire du mal, je serais morte. Il essayait juste de me faire prendre conscience de l’énormité des mensonges que je répétais et croyais. Ses partisans acceptent cette explication sans réserves. Ou se fichent qu’elle soit vraie ou non.
— Eh bien, je suis content que quelqu’un m’ait trouvé utile, même en stase, dit Ender.
— Ce n’est pas une blague, répondit Virlomi. Partout sur les réseaux, ses vues révisionnistes gagnent du terrain. Toutes les bêtises publiées lors de la cour martiale de Graff ont pris encore plus d’importance. Des photos des cadavres de… ces brutes…
— Oh, j’imagine.
— Il fallait que vous soyez au courant avant de quitter la navette. Il ne pouvait pas savoir que vous arriviez. Il a simplement choisi ce moment pour invoquer votre nom. Je crois que c’est parce que je me servais de celui d’Achille comme le symbole du monstre. Il a donc décidé d’utiliser le vôtre pour créer un monstre pire encore. Sans cet horrible tissu de mensonge qu’est La Reine, il n’aurait pas trouvé de terreau si fertile pour ses bêtises.
— J’ai fait tout ce dont il m’accuse, dit Ender. Ces garçons sont morts. De même que tous les Formiques.
— Mais vous n’êtes pas un assassin. J’ai lu les minutes du procès moi aussi, vous savez. Je comprenais – j’étais à l’École de guerre, je parlais à des gens qui vous connaissaient, et nous savions tous combien les adultes modelaient notre vie et nous contrôlaient. Et nous reconnaissions tous que votre technique dévastatrice d’autodéfense était une parfaite doctrine militaire. »
Ender fit ce qu’il faisait toujours quand on essayait de l’innocenter : il laissa passer ses propos sans commentaire. « Eh bien, Virlomi, je ne sais pas trop ce que vous pensez que je doive faire à propos de tout ça.
— Vous pourriez retourner sur le vaisseau et partir.
— C’est ce que vous me demandez de faire ?
— Il n’est pas venu prendre votre place, intervint Valentine. Il ne représente pas une menace pour vous. »
Virlomi se mit à rire. « Je n’essaye pas de me débarrasser de votre frère, Valentine. Il est le bienvenu. S’il reste, j’aurai incontestablement besoin de son aide et de ses conseils. Pour ma part, égoïstement, je suis heureux de sa présence. Randall n’aura pas d’autre choix que de retourner toute sa haine contre vous. Je vous en prie, restez.
— Je suis heureux que vous me le demandiez, dit Ender. J’accepte.
— Non, fit Valentine. C’est le genre de situation qui mène à la violence.
— Je promets de ne tuer personne, Valentine.
— Je parle de violence contre toi.
— Moi aussi, répondit Ender.
— S’il choisit de mettre une foule en rage…
— Non, intervint Virlomi, vous n’avez rien à craindre de ce côté. Nous vous protégerons pleinement.
— Personne ne peut protéger qui que ce soit pleinement, protesta Valentine.
— Oh, je suis certain que les amis de Virlomi feront un excellent travail, répondit Ender. Comme je le disais, j’accepte votre généreuse invitation. Maintenant, quittons ce bateau et abordons le rivage, hein ?
— Comme vous voulez. Je serai heureuse de vous accueillir. Mais je vous ai prévenu, et aussi longtemps que le vaisseau reste ici, vous êtes libre de partir. Vous n’apprécierez pas l’expérience, quand Randall vous prendra pour cible de sa colère. Il sait manier les mots.
— Rien que les mots ? Il est donc non violent ?
— Pour l’instant.
— Alors je suis en sécurité, dit Ender. Merci du grand honneur que vous m’avez fait. Faites savoir que je suis là, je vous en prie. Et que je suis bien cet Andrew Wiggin-là.
— Vous êtes sûr ?
— Les fous sont toujours sûrs », répondit Valentine.
Ender se mit à rire, et Virlomi en fit autant – un gloussement nerveux.
« Je vous inviterais volontiers à vous joindre à moi pour dîner ce soir, dit-elle, mais j’affecte entre autres de peu manger et, bien sûr, en tant qu’hindoue, je ne mange que végétarien.
— Ça me paraît excellent, dit Valentine.
— Dites-nous où et quand, et nous serons là », promit Ender.
Après encore quelques mots d’au revoir, Virlomi s’en alla.
Valentine se tourna vers Ender, à la fois triste et furieuse. « Tu m’as amenée ici pour te regarder mourir ?
— Je ne t’ai amenée nulle part. Tu es venue, c’est tout.
— Ça ne répond pas à ma question.
— Tout le monde meurt, Valentine. Papa et maman sont morts. Peter est mort. Graff l’est sûrement aussi, maintenant.
— Tu oublies que je te connais, Ender. Tu as décidé de mourir. Tu as décidé de provoquer ce garçon pour qu’il te tue.
— Qu’est-ce qui te le fait croire ?
— Regarde les noms que tu as choisis pour mots de passe, Ender ! Tu ne peux pas vivre avec cette culpabilité.
— Ce n’est pas de la culpabilité, Val, dit Ender. C’est une responsabilité.
— Ne pousse pas ce garçon à te tuer.
— Je ne pousserai personne à rien faire. Qu’en dis-tu ?
— J’aurais dû rester à la maison et regarder Peter conquérir le monde.
— Oh non, Valentine. Nous sommes sur une trajectoire beaucoup plus intéressante à travers l’espace-temps.
— Je ne passerai pas ma vie à dormir comme toi, Ender. J’ai du travail à faire. Je vais rédiger mes récits historiques. Le désir de mourir ne m’accable pas.
— Si je voulais mourir, répondit-il, j’aurais laissé Bonzo Madrid et ses copains répandre ma cervelle dans les douches de l’École de guerre.
— Je te connais.
— Je sais que tu crois me connaître. Et si je meurs, tu penseras que c’était mon choix. La vérité est un peu plus complexe. Je n’ai pas l’intention de mourir. Mais je n’ai pas peur de risquer la mort. Parfois, un soldat doit se mettre en danger pour obtenir la victoire.
— Ce n’est pas ta guerre », dit Valentine.
Ender eut un petit rire. « C’est toujours ma guerre. »